La Confession de Darwin
Préface de Patrick Tort
Lucidus ordo
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil »
René Char, Feuillets d’Hypnos (1946)
Parmi les grandes commémorations qui sont l’invincible prétexte à la prolifération sans mesure de publications inutiles ou médiocres, celle du Bicentenaire de Darwin aura été l’occasion d’un bourgeonnement singulièrement actif. Ce commerce éphémère tente aussi les artistes. Aucun n’a lu Darwin, mais chacun rêve d’en révéler au monde le secret enfoui, si possible exécrable et indigne : celui de sa maladie, de sa faiblesse de caractère, de son égoïsme, de sa peur du monde, voire de sa duplicité, ou d’un mythique plagiat qui l’aurait conduit sans honte à se faire passer pour l’auteur
d’idées que d’autres auraient eues avant lui.
Pour avoir lu avant de commencer à écrire, Dominique Caillat a pris en horreur ces malversations banales. Elle a choisi dans la vie de Darwin la douleur la plus forte – celle qu’il éprouva en avril 1851, à la mort de sa fille Annie, âgée de dix ans. Et elle a découvert avec une rare intelligence que l’impuissance défaillante du père devant la plate indifférence de la mort, dans sa vérité, excédait ce que le commun de ceux qui entendent substituer leur psychologie à la sienne pouvait admettre en fait de lucidité.
Des dix enfants qu’il eut de sa cousine germaine Emma, née Wedgwood, Darwin en a vu mourir trois : sa seconde fille et troisième enfant, Mary Eleanor, la cadette d’Annie, était morte à trois semaines le 16 octobre 1842, d’une tuberculose et de l’ignorance médicale. Près de seize ans plus tard, au moment même où se préparait la première communication de la théorie sélective au public de la Linnean Society of London, un petit garçon âgé de dix-huit mois, Charles Waring, mourut de la scarlatine le 28 juin 1858. Il était en outre probablement atteint du « syndrome de Down » – du nom du médecin John Langdon Down (triste coïncidence homonymique avec le lieu de résidence des Darwin), qui n’identifia qu’en 1866, sous les termes d’idiotie mongoloïde, cette pathologie appartenant à la classe des idioties congénitales.
Sans doute Darwin n’avait-il pas oublié que sa propre mère, née Susannah Wedgwood, elle-même issue de consanguins, s’était éteinte à l’âge de cinquante-deux ans, sans que la médecine, si présente et si puissamment injonctive dans la lignée de
son époux, ait pu seulement retarder sa fin.
La conscience aiguë d’un risque lié à la reproduction entre proches apparentés était telle chez Darwin qu’il ne cessa d’en appeler à des enquêtes officielles sur ses éventuelles conséquences. Son deuxième fils, George Howard, fut à ce sujet l’auteur d’une investigation statistique précise portant sur les familles de 4822 aliénés, et ses conclusions furent plutôt rassurantes, la proportion d’unions consanguines y excédant de peu ce qu’elle était dans la population normale. Darwin se rangea à l’opinion de ceux qui estimaient que la consanguinité n’était pas en elle-même une cause directe de déficits sanitaires, mais augmentait les chances de leur convergence aggravée dans la descendance en annulant du même coup toute possibilité – due, incontestablement cette fois, à la diversité des souches et au croisement hétérogène – d’enrichissement des qualités biologique et de rajeunissement dans les lignées, l’homme tombant à cet égard sous la même règle de mélange nécessaire qu’il a appliquée, pour renouveler leur vigueur, aux animaux domestiques, et qu’il a négligé,
par préjugé et présomption, de s’appliquer à lui-même.
Il est courant de dire qu’alors Darwin perdit la foi. Il serait plus juste de dire que l’événement de la mort d’Annie s’inscrit dans la chaîne de décomposition progressive d’un Dieu éminemment biodégradable. Le Dieu de la Genèse avait déjà cessé d’être en 1837, lorsque Darwin, preuves en main, était devenu transformiste. Celui des Évangiles et de la théologie naturelle, lui, s’était dissous lorsque la théorie sélective, à l’automne de l’année suivante, avait remplacé par son mécanisme « aveugle » toute intervention miraculeuse et toute harmonie préétablie. Celui du catéchisme enfin, célébré comme infiniment bon, était en train de se déliter devant l’évidence du non-sens de la souffrance et de la cruauté généralisées au sein de la nature. Un quart de siècle plus tard, en 1876, dans un récit autobiographique rédigé à l’intention de ses proches, Darwin, définitivement athée – son « agnosticisme » n’étant qu’un paravent rhétorique et social le garantissant de conflits paralysants qui eussent à ses yeux compromis les chances de succès de sa théorie – , expliquera qu’un Dieu infiniment bon ne saurait vouloir qu’une larve animale se développe dans la chair vivante d’un autre animal, et réfutera l’idée d’un perfectionnement moral recherché à travers la souffrance, puisqu’aucun animal autre que l’homme ne saurait, aux dires mêmes des Églises, en bénéficier. Mais il est vrai qu’alors il aura fait tomber, depuis longtemps,
la barrière théologique entre l’animal et l’humain.
L’agonie de sa fille remet sous les yeux de Charles, adulte et savant, la souffrance animale de l’ange, la misère triviale du corps, une misère qu’il sait être aussi la sienne. Et la misère morale de celui qui – ayant choisi d’augmenter son savoir, et de ce fait, suivant l’Ecclésiaste, sa douleur – a compris que la mort, comme la vie, et comme la vérité, est indifférente. Et que nous ne sommes pas indifférents.