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Kidnapping –
Interview de Dominique Caillat
par Timothy Rearden (Octobre 2004)

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Parlons de votre pièce. 5 Minutes après le début de « Kidnapping », deux des trois protagonistes meurent dans un attentat-suicide. Pourquoi ? N'est-ce pas en contradiction avec votre désir d'éviter tout sensationnalisme ?

Ecoutez, le terrorisme est un élément majeur du conflit. On ne peut comprendre l'occupation et le soutien dont celle-ci jouit auprès de nombreux israéliens en dépit de son caractère manifestement illégal et violent si l'on ignore la peur générée par le terrorisme et le sentiment que l'occupation a permis de limiter très sensiblement le nombre des attentats. Je vous rappelle qu'en 2002, avant qu'Israël ne reprenne tous les territoires, il y avait plusieurs attentats par semaine, parfois plusieurs par jour. Rien qu'en mars 2002, il y en a eu 19 (cibles militaires comprises, c'est vrai)! C'est absolument inimaginable pour nous, qui avons tant de peine à nous remettre d'un seul attentat, lequel est immédiatement prétexte à changer les lois de procédure pénale et grignoter sur nos droits et libertés civiles. Si nous nous trouvions un jour dans une situation comparable à celle des israéliens, je n'ose imaginer ce qu’il adviendrait de notre démocratie…

Donc pour moi, la question n'était pas de savoir s'il fallait inclure un attentat, mais plutôt où le placer dans la pièce. S'il avait lieu à la fin, elle sombrerait dans le pathos. Au milieu, il court-circuiterait l'histoire, qui devrait expliquer le prélude et les conséquences de l'attaque, ce qui n'était pas du tout mon intention. L'avantage de le situer tout au début est qu'on ne connaît pas encore les personnages: l'évènement est certes choquant, mais ce n'est pas pire que de lire presque tous les jours dans le journal la mention d'un nème attentat à Bagdad ou Jérusalem. Nous entendons Anna décrire les lieux de l'explosion, mais quand Sami et Lev apparaissent sur scène, ils ont l'air bien vivant, sont impeccablement habillés, bavards, agiles.

L'idée est que ces deux morts sont incapables d'aller à la rencontre de leur avenir post funéraire quel qu'il soit – néant, purgatoire ou paradis. Ils ont encore quelque chose à faire sur terre. D'abord, ils ne veulent pas être morts pour rien et obligent Anna, qui les avait conviés tous deux à une interview, à finir le travail: ils veulent répondre à ses questions. Par ailleurs, ils veulent chacun dire au revoir à une personne chère – un fils, une femme aimée. Ainsi débute un voyage fantastique, virtuel.

L'autre hypothèse est que tout se passe dans la tête d'Anna en état de choc. C'est une question qu'il appartient à chaque spectateur de résoudre pour lui-même.

Ce qui me convenait dans cette fable, c'était la possibilité du voyage illimité dans le temps et l'espace.

N'est-ce pas franchement absurde ?

Pourquoi pas ? La situation au Moyen-Orient est tragique sans doute mais souvent absurde. Parfois on se demande si tous ces gens n'ont pas besoin de psychiatres plutôt que de politiciens. Mes trois personnages sont coincés ensemble dans une situation apparemment impossible, où reconnaître la réalité de l'Autre conduit à mettre en doute la sienne propre – c'est donc une métaphore du conflit! Dans « Kidnapping », ils acceptent l'impossible et se mettent à discuter, pour ainsi dire à négocier.

Lev et Sami sont-ils représentatifs de leurs sociétés respectives ?

Non ! Comment le seraient-ils ? Il n'y a que trois personnages pour trois nationalités – comment regrouper en eux toutes les tendances d'une communauté ? J'ai voulu au contraire neutraliser un peu ces deux personnages, les mettre au-dessus de la mêlée, afin que le dialogue puisse s'engager et la poésie avoir son mot. Raison de plus pour tuer d'emblée les deux protagonistes. Ils ne sont pas encore des outsiders mais ils se dirigent vers la sortie.

Pourquoi avoir inventé une amitié d'enfance entre Anna, Lev et Sami. N'est-ce pas tiré par les cheveux ?

La vie elle-même est tirée par les cheveux. Cette idée repose sur un souvenir d'enfance. En '67, à Paris, j'avais un camarade égyptien dans ma classe. Au début de la Guerre des 6 Jours, il est parti. Et au lieu qu'il revienne, c'est un israélien qui débarqua dans ma classe et gagna (occupa ?) nos cœurs, de sorte que nous oubliâmes bien vite notre camarade absent. Dans la pièce, les trois protagonistes se retrouvent à l'âge de cinquante ans environs – ce qui est tout à fait fictif ! Ils regrettent tous leur enfance qu'ils idéalisent complètement. Cette nostalgie de leur jeunesse est une métaphore pour la grande nostalgie des israéliens, des palestiniens et des allemands vis-à-vis d'un passé plus heureux et innocent que le présent, un passé quasiment « avant la Chute ». Pour les israéliens : avant 1967, début de l'occupation (fin du statut de victime victorieuse, de l'identification à David); pour les palestiniens: avant 1948, création de l'Etat Hébreu; pour les allemands, il faut remonter plus loin, avant la montée au pouvoir des Nazis, j'imagine.

La perte de l'innocence est à mon sens un thème important du conflit.

Y a t'il un message particulier dans votre pièce?

Dans la pièce, je ne sais pas – à chacun de décider, je ne donne de leçons à personne. Je ne peux vous dire que mon sentiment actuel sur la situation:

Il est important d'écouter l'Autre, d'entendre sa version de l'histoire.

Mais comme les versions sont contradictoires, il faut passer outre et renoncer à vouloir convaincre l'adversaire. Dans la vie, on ne convainc de toutes façons jamais personne.

Puisqu'on ne peut se mettre d'accord sur le passé, sur qui a raison maintenant et qui avait raison au départ, la seule solution est de trouver un compromis qui permette aux deux peuples de coexister en dépit de leur désaccord. Pour cela, il faut sans doute, non pas perdre la mémoire (fondamentale pour tout être humain, constitutive d'identité) mais mettre le passé de côté quand on fait de la politique, qui se doit de régler les problèmes du présent.

L'occupation et la lutte armée détruisent la moralité dans les deux camps, comme dans toute guerre. Il faut y mettre fin.

Les deux sociétés en présence sont asymétriques – l'une forte, l'autre faible; l'une riche, l'autre pauvre – mais il y a des parallèles : elles sont toutes deux traumatisées. C'est peut-être de là qu'il faut partir : tenir compte du sentiment d'insécurité des israéliens, d'une part, et du sentiment d'humiliation et d'oppression des palestiniens, d'autre part. Ces derniers doivent promettre la sécurité aux israéliens, accepter leur présence. Quant aux israéliens, ils doivent rendre tous les territoires occupés aux palestiniens, et permettre qu'ils y créent un état indépendant et viable.

Si l'on cesse de négocier, on prépare la guerre. Elle sera désastreuse pour les deux camps. La force militaire d'Israël ne lui servira à rien car aucune puissance militaire ne vient à bout, à long terme, d'une population civile. Celle-ci ne s'avoue jamais vaincue, ne cesse jamais de résister. Mais les palestiniens ne vaincront pas non plus Israël, dont la nation entière serait en arme, si son existence était vraiment en jeu, animée du même patriotisme désespéré que ses adversaires. L'option militaire n'existe pas. La négociation est la seule chance.

Merci et bonne chance.

 

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